Requiem pour un putaclic
Je discutais avec une machine, l’autre jour. Une conversation surréaliste où l'intelligence artificielle m'expliquait, avec une clarté désarmante, comment elle était en train de tuer ses propres géniteurs. La conclusion est sans appel : le web de papa est mort. Et pour être tout à fait honnête, une partie de moi a envie de sabrer le champagne.
Il faut dire qu'on ne regrettera pas ce cloaque. Cet internet boursouflé, conçu non pas pour informer mais pour appâter le chaland à coups de SEO et de titres racoleurs. Des fermes à contenu, pondues à la chaîne par des rédacteurs sous-payés ou des algorithmes bas de gamme, dont l'unique finalité était de vous faire atterrir sur une page saturée de pop-ups clignotants et de vidéos en autoplay. Le modèle économique était aussi simple que putassier : capter votre attention une fraction de seconde, le temps de vous exposer à une publicité pour des pilules miracles ou un jeu mobile débile. Ce web-là, l'IA l'a rendu obsolète. Plus besoin de cliquer sur un lien moisi pour savoir comment faire une vinaigrette ; la machine vous recrache la recette, et le site-poubelle meurt de faim, privé de son unique source de revenus. Bon débarras.
Mais comme souvent, quand on fait le ménage à la pelleteuse, on a tendance à jeter les fondations avec les gravats. Car derrière cette façade hideuse se cachaient — et se cachent encore — de vrais auteurs, des passionnés, des gens qui avaient quelque chose à dire et qui prenaient le temps de bien le dire. Eux aussi sont les victimes collatérales de ce grand nettoyage. L'IA, ce gigantesque estomac numérique, digère leurs textes, paraphrase leurs idées, s'approprie leur savoir, et le restitue sous une forme lisse, aseptisée, et surtout, anonyme. Le créateur originel est effacé de l'équation. Plus de trafic, plus de reconnaissance, plus de rétribution. Un pillage en règle, opéré avec la froideur d'un algorithme.
Alors, on se dirige tout droit vers une nouvelle fracture, non plus technique mais intellectuelle. D'un côté, il y aura le web de surface, gratuit, modelé par les IA, où l'information sera prémâchée, instantanée, mais sans profondeur ni saveur. Un jardin public où tout se ressemble. De l'autre, le web des profondeurs, celui des créateurs qui auront trouvé refuge derrière des barrières. Des newsletters payantes, des communautés fermées, des contenus accessibles uniquement à ceux qui auront accepté de payer un droit d'entrée. Une sorte de retour aux bibliothèques privées, réservées à une élite consentante et solvable.
On voulait un internet plus propre, on risque d'avoir un internet à deux vitesses. Mais ne soyons pas naïfs, cette fracture n'est que le miroir blafard de notre société. Elle existe déjà, sous nos yeux. Il y a ceux qui subissent les coupures publicitaires sur les plateformes de streaming et ceux qui paient pour s'en affranchir. Il y a ceux qui offrent leurs habitudes de recherche en pâture aux ogres du marketing pour un service dit "gratuit", et ceux qui s'offrent le luxe d'un moteur comme Kagi, sans pub ni pistage. Cette ségrégation numérique n'invente rien ; elle transpose dans le virtuel une inégalité bien réelle. Le monde d'après, comme toujours, ne fait que recycler avec une efficacité redoutable les tares de celui d'avant.
Alors, on s’en inquiète ou on laisse faire, dépités ?